Dilo dir wi (élixir …)
Chaque jour qui passe, des centaines de millions de jeunes dans le monde se parlent, flirtent et s'envoient des messages d’amour à travers leur portable, sans qu'ils aient à se rencontrer. Dans les années 70 et 80, pour que deux personnes tombent amoureux, il fallait au préalable créer une opportunité de se retrouver seuls afin de pouvoir flirter ou bat enn lakol, et éventuellement proposer quelque chose de sérieux ou pouss enn bor. Avant d'arriver à cela, le chemin était parsemé d'embûches.
À l'époque, il n'y avait pas Facebook, un jeune n'avait, pour la plupart, que 4 ou 5 amis, parmi des cousins avec qui il traînait tout le temps. La plupart étaient aussi ringards que lui, donc il ne pouvait pas trop compter sur eux pour lui présenter des filles canons. Les nouvelles rencontres se faisaient lors des fêtes dans la famille, comme les réceptions de mariage, fiançailles et autres anniversaires. Ainsi, tout le monde attendait avec impatience le samedi soir pour aller faire la fête, avec le secret espoir de faire une belle rencontre, voire trouver l'âme sœur qui allait changer leur vie. Souvent le lieu de la réception se trouvait de l'autre côté de l'île et, comme la plupart des gens n'avaient pas de voiture, il fallait trass enn transport. Parfois un cousin et complice arrivait à trouver une mobylette et c’est cramponné à lui que le vaillant chevalier parcourait des kilomètres pour aller à la conquête de sa princesse en devenir.
Le moment le plus attendu lors de ces fêtes était quand les danses commençaient. Le jeune homme avait alors la possibilité d'inviter à danser la zoli mamzel qu'on avait au préalable repérée. On prenait effectivement soin de choisir à l'avance notre cavalière potentielle parmi le lot d'invités et gardait un œil sur elle tout au long de la soirée. Parfois la fille n’était pas insensible à l’attention du prétendant et s’entamait alors entre eux une communication faite essentiellement de regards furtifs et de sourires charmeurs. Puis arrivait le moment des slows, les lumières s'éteignaient et les boules à facettes illuminaient la piste. Les 'Only you', ‘Careless Whisper', 'Lady in Red', 'Dreams are my reality', 'L'été indien', et autres 'Elle était si jolie', commençaient à résonner à travers le bafoul dans un coin de la salle. Si le garçon était de nature timide, c'était une épreuve pour lui d'aller aborder une fille qu'il ne connaissait pas pour l'inviter à danser, car il redoutait de prendre un râteau et connaître un grand moment de solitude, embarrassé et honteux de son manque de succès. Toutefois, poussé par une montée d’adrénaline, il se lançait quand même, et bien que parfois la demoiselle prétextait avoir mal aux pieds pour ne pas accepter une invitation, le plus souvent elle disait Oui pour le slow.
Du côté des filles, elles aussi étaient dans l'expectative au moment des danses. La demoiselle se demandait si le bel inconnu repéré plus tôt allait oser l'inviter à danser, utilisant diverses astuces pour lui faire comprendre qu'il lui plaisait et qu'elle attendait qu'il fasse le pas. Et lorsque le mec venait de l'avant, le cœur de la fille battait la chamade à l'idée de vivre un moment de complicité. C'était les premiers émois et elle gardait parfois des souvenirs qui duraient toute une vie.
Le slow était à l'époque l'équivalent des sites de rencontres d'aujourd'hui, il offrait la possibilité de faire connaissance. C'était le moment pour certains mecs d'appliquer le plan drague pratiqué toute la semaine. Parfois à la fin de la chanson, lorsque la musique s'arrêtait, certains couples restaient enlacés langoureusement encore quelques secondes. Ces relations-là étaient parties pour aller plus loin. Les deux feraient en sorte d'avoir d'autres danses au cours de la soirée dans le but, éventuellement, d’avoir des moments en privé. A la fin de la fête, on se demandait si on allait revoir son cavalier ou sa cavalière. La plupart des familles n'avaient pas de téléphone et même pour ceux qui en avaient, c'était risqué de donner le numéro de la maison car, très probablement, c'était un des parents qui allait répondre au téléphone et allait immanquablement demander: "Ki sa garson ki pé telefonn twa la?"
Les audacieux arrivaient à glisser un billet écrit en quatrième vitesse à la fille pour lui donner rendez-vous pour une éventuelle rencontre. Pour les autres, après la fête commençait une enquête afin de retracer qui était la personne avec qui on avait dansé. On essayait de soutirer de l'information d’une cousine de la famille :"Ti éna enn 35 dan maryaz, avek enn robe bleu ek ruban blanc dan so sévé. To pé rapel kisann la sa?" Pour faire encore plus discret, il demandait à la cousine d'approcher une amie de la fille pour essayer d'avoir plus d'informations sur elle et éventuellement dress enn papié. Il essayait surtout de savoir où la fille travaillait ou quel collège elle fréquentait. Ensuite, il s'arrangeait pour se retrouver comme par un heureux hasard au même endroit qu'elle. "Hey... To habite par ici twa?" Les rencontres fortuites allaient se succéder jusqu'à ce qu'il commence à l'accompagner un bout de chemin.
Les deux prenaient toutefois soin d'éviter des endroits où elle pourrait rencontrer des membres de sa famille. Cela n'empêchait pas un oncle ou un voisin d'observer le 'déroulema' et d'aller rapporter aux parents avoir vu un type qui était en train de fer galan avec leur fille. Celle-ci se faisait le jour même accueillir par une réunion de famille improvisée. La maman, essayant de parer aux dégâts, prévenait la fille: "To papa extra en colerr. Bann la inn trouve toi pé marsé ar garson dan lari. Getté ki to pou al rakont li aster. Zenfan zot tou letan ferr parent perdi point."
Alors une longue réunion d'interrogation, ponctuée par des "Kisann la sa garson la? Kotsa tonn zwen li? Li éna enn travay? Ki li ferr dan lavi?", on finissait par donner la permission à la fille de rencontrer son copain, en précisant toutefois: "Dirr li nou pa sa kalité la nou. Si li vini, li vinn seryé." Le pauvre garçon devait alors venir rencontrer les parents de la fille pour officialiser la relation et pouvoir vinn frékenté chez elle le dimanche. Le papa ou la maman avait toutefois toujours quelque chose à venir chercher dans la vitrine du salon où se tenaient les deux jeunes, question de surveiller s’ils n'étaient pas en train de s'enlacer: "Sorry… Monn vinn serse sa bol la enn kou." Ou « Gett enn kou si mo finn less mo montre lor latab. »
Le type pouvait parfois inviter la fille au cinéma voir un film, mais ils étaient accompagnés par un petit frère qui jouait le rôle de chaperon, et dont le fiancé se débarrassait en lui payant un ice cream : « Al manz sa laba, ici li pou tom lor to linze pou ferr dezord. » Il profitait alors pour tenir la main de l'élue de son cœur un moment. Même si la fille lui plaisait, il avait toujours une certaine pudeur et un certain respect. S'il arrivait à lui soutirer un bisou ou, mieux, un baiser, il rentrait à la maison avec des feux d’artifice qui explosaient dans sa tête. La fille, de son côté, se mettait à rêver du jeune homme en beau prince. Il y avait d’autres jeunes, plus avertis aux choses de la vie, qui arrivaient à entretenir une relation secrète, faite de rencontres en cachette, de découvertes et de plaisirs volés. Ces relations étaient néanmoins pleines de romantisme et de poésie et surtout d’un vrai érotisme car le corps féminin avait, en ce temps, tout son mystère.
Entre les rencontres, les deux passaient leurs journées à rêvasser et à sourire bêtement, laissant parfois échapper de longs soupirs, prenant conscience que le sexe opposé a un pouvoir énorme sur vous, dominant vos pensées et contrôlant vos actions à distance. Les amis, observant le changement dans le comportement du type, concluaient qu’il avait bu un philtre d'amour : « Li finn bwar dilo dir wi. » Les proches, heureux de son bonheur, disaient: "Li finn al trouve so lizour." Le mec devenait alors le pointerr de la fille, et la fille devenait le zezerr du boug. Quand ils avaient rendez-vous, il disait: "Mo bizin al zwen mo piece azordi," et elle disait: "Mo pou zwen mo kontan."
Entre eux, les tourtereaux se donnaient des noms de nourriture: mo gato coco, mo ladoo, mo sikdoz, mo disik, mo siro, et plus récent: mo mine. Parfois c’était des noms d'animaux: mo poule, mo l'ours, mo ti-chatte, mo loulou. L'homme se référait à elle comme: mo 35, mo 17, mo girlfriend, mo copine, mo dilo, mo compagne, mo lartik, mo fam, mo bindou, mo bouldou; tandis que la fille parlait de lui comme étant: mo boyfriend, mo l'homme, mo boug, mo mec, mo prétendant, mo soupirant. Et plus intime: mo gaté, mo chéri, mo lékèr, mo l'amour, mo lavi…
En ce temps-là, notre maison chez nous était le repaire de tous les cousins, cousines et amis proches, tous des adolescents qui essayaient de profiter de zot zeness. Chacun de son côté faisait un maximum effort pour soigner son apparence. Mes grands frères passaient des heures devant le miroir à retoucher leur moustache inexistante et mon papa les taquinait en leur disant : « Moustas mem zot pena, ki zot pé korizé? » Ce qui ne l’empêchait pas de leur glisser des petits conseils : « Enn tifi kontan kan enn garson habillé bien chic. »
Les garçons portaient des vêtements à la mode: le calson patte d'éléphants ou lagoule fizi ou calson balyé lasalle, ou le calson velour et des chemises à fleurs ou des chemises avec des larges cols qu'on appelait col Frédéric François. Ils chaussaient des souliers avec des hauts talons, qu’on appelait souliers l'étage, et gardaient les cheveux longs, la coupe bitoul, inspiré des Beatles, ou des cheveux afro ou des cheveux courts bien peignés en appliquant du Brylcreem. Certains jeunes avaient toujours un peigne dans la poche arrière de leur pantalon pour pouvoir se coiffer à tout moment, mais surtout pour frimer. Quant aux filles, elles appliquaient de la crème Niveau sur le visage et essayaient de changer de look en adoptant une coupe de cheveux à la garsonne et osaient une mini-jupe et des talons hauts. Mais surtout, tout le monde s'aspergeait de parfum avant de sortir, en marchant avec une cadence dans leurs pas, qui n'était pas sans évoquer le déhanchement de John Travolta dans le film La fièvre du samedi soir. Les mamans les regardaient partir et disaient, "Kot to pe allé, tonn met lodkologne koumsa?"
Outre John Travolta, les jeunes s'inspiraient des chanteurs populaires comme Mike Brant, Michel Sardou ou Claude François et avaient des posters de ses idoles placardés sur les murs de leur chambre. Chez nous, mon grand frère monopolisait notre radio cassette et jouait sans arrêt les chansons de Julio Iglesias et d'Engelbert Humperdinck, de même que des chansons indiennes des films de Rajesh Khanna et de Shammi Kapoor. Un jour, en se promenant près du bazar, il entendit une belle chanson qui attira son attention. C’était une chanson indienne dont il ne comprenait pas les paroles mais qu’il trouvait néanmoins mélodieuse. Il approcha du marchand de cassettes et lui dit : « Marsan extra joli sa santé la. Ki vé dirr so bann parol?»
Le marchand le regarda en secouant gravement la tête, puis il dit : « Sa enn gran santé sa, garson. Sa santé la, sé enn zenesss ki kontan enn tifi, tou lé zour li pense li, tou le zour li trouve li passé. Selma li pa pe kapav dirr seki li ressenti. Sa mem lerla li sant sa santé la pou deklar so l’amour. » Mo frère resta ébahi devant le marchand. Lorsque finalement il retrouva l’usage de la parole, il dit : «Marsan, extra sa. Donn mwa sa kasett la… mo pé asté li. »
Les jours qui suivirent furent une torture pour toute la famille. Mon frère joua la chanson en boucle pendant des semaines, du matin jusqu’au soir, sans jamais s’arrêter. À tel point que mon petit frère et moi allâmes voir ma maman pour lui dire : "Ma, dirr li arett met sa santé la. Tou dimounn pou vinn fou dan sa lakaz la."
Quelque temps après, mon frère passa à nouveau près du bazar et entendit une autre chanson. Il se précipita vers le marchand de cassettes et lui dit : « Marsan, sann santé ki ou pe zoué la ki li dirr sa ?»
Le marsan le regarda en secouant gravement la tête, puis il dit : « Sa enn gran santé sa, garson. Sa santé la, sé enn zeness ki kontan enn tifi, tou lé zour li pense li, tou le zour li trouve li passé. Selma li pa pe kapav dirr seki li ressenti. Sa mem lerla li sant sa santé la pou deklar so l’amour. » Mo frère resta encore une fois ébahi devant le marchand, mais cette fois pas pour les mêmes raisons. «Marsan, ou pé rakont mwa zistwar zis pou mo asté ou kasett ou. » Il tourna le dos et partit sans acheter la cassette.