Stade George V
Dans la cour de récréation, lorsque les enfants jouaient au football, les gauchers faisaient des dribbles et des centres, imaginant être Saleem Moosa. Les attaquants disaient qu'ils étaient Jacques Jackson ou Rajesh Ganesh tandis que les milieux de terrain essayaient des tirs de loin dans l'espoir de marquer des buts d'anthologie comme Jean Marc Changou, et les buteurs célébraient leurs buts comme s'ils étaient Ashley Mocudé. Dans les journaux et les magazines, il y avait souvent des posters des équipes locales comme la Fire Brigade, le Sunrise ou le Cadets Club que les jeunes enlevaient pour placer sur le mur de leur chambre ou utilisait comme couverture de leur cahier de classe. En ce temps-là, le football mauricien nous faisait rêver autant, sinon plus, que les équipes anglaises, chose qui est impensable de nos jours.
Les grandes affiches de notre championnat de première division national étaient Fire Brigade vs Sunrise ou Cadets vs Scouts. Ces matches monopolisaient toutes les conversations à travers le pays. Le samedi et dimanche matin, lorsqu'on allait chez le coiffeur ou au bazar, les gens qui se croisaient en chemin, s'arrêtait pour discuter football et s'échanger des pronostics. Et les dimanches après-midi, le pays entier voguait à ses activités en gardant l’attention sur la radio qui restait allumée. On attendait ce moment où le présentateur allait prononcer la fameuse phrase: 'Nous interrompons notre émission pour passer l'antenne au Stade George V pour la retransmission du match..." Les enfants se mettait aussitôt à courir dans la maison en criant : « Pa, pé passe stade George V. » Tout le monde s'approchait aussitôt de la radio. Le papa disait: « Met impé son, pa pé tendé. » Le commentateur procédait alors à la présentation des équipes ou d'une phase du match en cours. On buvait notre thé et mangeait de pistaches bouillis ou des arouilles bouillis en tendant l'oreille aux retransmissions qui se faisaient chaque 15 ou 20 minutes. Si on avait de la chance, il nous arrivait parfois de vivre en direct un but à la radio, ce qui nous comblait de joie, nous donnant l’impression d’être privilégiés. Parfois, quand on sortait pour aller rendre visite à de la famille, ou aller à un mariage, la question qu'on posait en arrivant était toujours : "Ou pa pé suive football? Ki score la?"
Les matches se jouaient principalement les samedis et les dimanches après-midi au Stade George V. Pour aller au stade, il fallait s'y rendre par bus de Port Louis, Beau Bassin, Rose Hill, Quatre Bornes ou des régions de l'Est ou du Sud et converger vers la gare de Yan Palach à Curepipe. Dans le bus déjà, il y avait une certaine ambiance, les fans portaient des écharpes, des banderoles et des drapeaux aux couleurs de leur équipe et enchainaient des chansons au rythme du séga. Le plus populaire était ‘Pik so ourite’ que chantaient les supporteurs de la Fire Brigade dont les paroles disaient, entre autres, « Hey Fire Brigade, met sa goal la, ferr nou kontan nou al nou lakaz ».
Arrivé à la gare de Curepipe, il fallait marcher jusqu'à la rue Barry pour aller faire la queue et acheter des tickets auprès des guichets. Une longue queue de supporters se formait, reconnaissables grâce à leurs maillots, écharpes et drapeaux. Lors des grandes affiches, la plupart du temps, les matches se jouaient à guichet fermé, c'est à dire que tous les billets étaient vendus. Ainsi, pour pouvoir être sûr d'avoir un ticket et pouvoir assister au match qui commençait à 15h30, il nous fallait parfois arriver au stade parfois plus d'une heure à l'avance et s'armer de patience pour attendre le début des matches. Souvent, il y avait un match des équipes juniors en levée de rideau, ce qui permettait aux spectateurs de voir à l'œuvre des jeunes susceptibles de devenir les futures stars de leur équipe. Progressivement le stade se remplissait, les groupes de supporters portant les couleurs des équipes prenaient place dans les gradins jusqu'à ce qu'ils soient pleins à craquer. Les fans de l'équipe adverse prenaient place dans la tribune d’à côté. L'atmosphère était parfois tendue, on ressentait l'excitation. Il régnait une chaude ambiance à l'intérieur du stade, et la ferveur que mettait les spectateurs avait de quoi faire vibrer tout passionné de football. Certains papas emmenaient leur enfant avec eux, l’occasion d’une sortie entre hommes. Ils leurs achetaient des dholl puris et des gâteaux piments avant le match, et les portaient ensuite sur leur épaules pour leur permettre de regarder le match.
Puis, l'arbitre a sifflé le coup d'envoi et pendant 90 minutes, on était captivé par un spectacle de haut niveau, des dribbles, des débordements sur les ailes, des tacles, des feintes, des passes, des tirs de loin, des retournés acrobatiques et des buts. Les matches offraient du vrai spectacle et le public vivait de grandes émotions, partageant une relation fusionnelle avec les joueurs depuis les tribunes. De très nombreux chants animaient les matches. Certains chants étaient des reprises des ségas populaires comme 'Enn boulette canon monn avoyé li ti enn dynamite sa', 'Ki to pe kriyé ki to pé ploré, nou finn fini défonce to filet', ou 'Kélélé kélélé kélélé nou champion' ainsi que d'autres chants plus chambreurs comme ‘Al boire dilait...’
Certains supporteurs donnaient des noms à des joueurs, selon leurs caractéristiques, comme Caiman pour le défenseur qui ne laissait passer personne, Docteur pour le joueur élégant et plein de finesse comme était Elvis Antoine et Baiyo pour l'arrière Sarjoo Gowreesunkur. Ils avaient aussi des expressions comme 'al bazar sans tente' pour décrire une action de l'équipe adverse qui n'aboutissait à rien. Dans les moments durs ou leur équipe devait soutenir la pression, les supporteurs criaient 'Fermé la porte!’
Le match terminé, on marchait en chemin pour revenir à la gare de Curepipe. Les phases de jeu rejouaient dans la tête des supporteurs pendant qu'ils prenaient le bus pour rentrer alors que la nuit commençait à tomber.
Certains matches importants, dont les matches de coupe, étaient diffusés en directe à la télévision et à ce moment, dans pratiquement toutes les maisons, la famille se retrouvait devant la télé pour voir le match. Parfois, à la mi-temps, on voyait des gens sortir sur leur terrasse pour discuter avec leur voisin. "Hey, ti bizin penalty sa. L'arbitre fané." Et le voisin, lui aussi perché sur sa terrasse, répondait: "Non, gett bien, pa penalty sa." Après des brèves discussions, ils rentraient chacun dans sa maison pour suivre la seconde mi-temps avant de sortir à la fin du match pour reprendre la discussion de plus belle: "Ki mo ti dirr toi? Li pou gagne carton rouge fasson li pé joué la, sa mem inn arrivé."
Un des grands moments du football mauricien a été lorsque les équipes mauriciennes ont commencé à participer à la Coupe d'Afrique des Clubs Champions. A ce moment, c'est tout le pays qui se prenait de passion pour l'équipe mauricienne. Une année le Sunrise Sporting Club, l'équipe championne de Maurice, était à sa première participation à cette compétition et au match aller avait perdu le match contre le Royal Lesotho Defence Force à Lesotho par 2-0. A l'époque aucune équipe mauricienne n'avait jamais réussi à passer le moindre tour de la compétition. En cours de semaine, la confiance a commencé à gagner le camp mauricien et on a commencé à croire que le Sunrise pouvait gagner 3-0 au match retour à Maurice pour se qualifier. Au cours du match, après une entrée difficile, le Sunrise est arrivé à marquer une première fois par Ashley Mocudé, puis un deuxième au début de 2ème mi-temps par Sattar Mohiyudin. Et là, tout le monde a commencé à prier pour qu'on marque ce 3ème but pour la qualification. A un moment, Jean Marc Changou a eu le ballon devant le gardien adverse en position avancée, tout le stade s’est mis à crier pour l'encourager à tirer. J'ai encore en mémoire l'image de mon papa, à la maison, se mettant debout dans le salon les bras levés. Au fait, comme un seul homme tout un pays s'est levé. Mais Changou n'a pas tiré. D'un astucieux lob, il a fait passer le ballon au-dessus du gardien pour le mettre dans le vent et se présenter devant les buts vides. Changou a alors marché avec le ballon pour l'accompagner tranquillement dans les filets. Pour tous les fans, ce moment a duré une éternité, Jean Marc Changou a fait qu'on ait le temps de vivre et apprécier le moment le plus longtemps possible en le faisant durer pour tous les spectateurs. C'était la marque de son grand génie.
À cette époque, il n'y avait pas d'internet. Il y avait la page de sport dans le journal télévisé qu'on regardait le soir pour voir les buts et quelques phases du match. Sinon, il fallait attendre la parution du journal le lendemain pour avoir le compte rendu des rencontres. Mon frère et moi avions l'habitude de découper des articles de journaux et de les conserver dans un cahier. Notre idol était Ashley Mocudé, le grand buteur et vedette de l'équipe du Sunrise. Il était tellement prolifique que les gens l’appelaient Monsieur But.
Pendant les week-ends et les vacances, mon frère et moi allions aider mon père au bazar pour avoir de l'argent de poche pour acheter nos affaires et aussi pour pouvoir payer nos billets pour aller voir des matches au Stade George V. Un jour, pendant que nous étions en train de travailler avec notre papa, nous avons eu la surprise de voir Ashley Mocudé venir faire ses courses. De nombreuses personnes l’ont reconnu et sont allées lui serrer la main. Il a continué son chemin, passant d'un étal à un autre, jusqu'à ce qu'il arrive devant l'étal de mon papa. A ce moment, quelque chose de surprenant s'est passé. Ashley Mocudé s'est approché de mon père qui lui tournait le dos et lui a donné une petite tape sur l'épaule pour lui dire: "Ki pozition tonton, tou korek?" Mon père s'est retourné et l'a salué en retour, en disant: "Ki maniére ou mem. Tou korek la?" Ashley Mocudé lui a répondu et a ensuite continué son chemin pour se diriger vers les étals des marchands de viande à l'intérieur du bazar.
Mon frère et moi sommes restés là, ébahis. Nous avons immédiatement demandé à mon papa. "Pa, ou koné kisann la sa missié la." Mon pére a répondu nonchalamment: "Oui, enn bann garson ki habitié jouer boule la plaine St Jean. Mo konn zot dépi tipti sa, asterr zot inn vinn grand." J’ai regardé mon frère qui avait l’air aussi surpris que moi. Nous avons tous les deux dit en même temps: "Pa, li mem Ashley Mocudé ki zoué pou Sunrise la. Li mem Monsieur But."
Mon papa était surpris à son tour.
Quelques instants plus tard, Ashley Mocudé est revenu après avoir terminé ses achats. Cette fois, mon père l'a arrêté et lui a demandé: «Alors to mem, Ashley Mocudé ki zoué pou Sunrise la?" Ashley Mocudé a acquiescé et mon papa a ajouté: "Bien bon, mo bien kontan ki to pé ferr extra bien. Ala mo 2 ti-garsons la, souvent zot vinn gett to bann matchs."
Ashley Mocudé, tout sourire, nous a serré la main. Mais le plus grand sourire, c'était celui sur notre visage à nous. On n'arrivait pas à croire qu’Ashley Mocude connaissait mon papa et surtout le respectait. Sans faire exprès, Monsieur But, notre idol, nous a fait nous sentir très fier ce jour-là. Mais surtout, nous avons réalisé la chance qu'on avait à Maurice d'avoir des idols qui soient si proches et si accessibles. Aujourd'hui toute une génération de jeunes grandissent sans connaître ces héros de notre sport roi qu'ont été Jean Marc Changou, Saleem Moosa, Ashley Mocudé, Jacques Jackson, Rajesh Ganesh, Désiré L'Enclume, Benjamin Théodore, Sarjoo Gowreesungkur, Dev Gopala, William Résidu, Jean Marc Ythier, Elvis Antoine, Fidy Rasoanaivo, Eric Philogene, Johnny Edmond, Tony Francois, France Jonas, Dany Imbert, Jean Yves l'Enflé et tant d'autres qui faisaient jadis vibrer des foules au vieux stade George V.
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Texte original, écrit et raconté par Nanda Pavaday Illustration de Noah Nany | Design de Ziyaad Pondor © tizistwarnoupays